15 février 2008

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AU BORD DU GOUFFRE


Sept ans après, le trou est encore une plaie béante dans l’âme new-yorkaise.

Je remonte vers Soho où l'européen moyen se sent soudain riche. Avec un euro pour un dollar cinquante, il coûte parfois moins cher ici d’acheter une paire de baskets que de se payer un repas décent. Tout ce qui nécessite du service et de la main d’œuvre locale - services, nourriture - est bien plus cher que les produits d’importations asiatiques dans des proportions encore plus effarantes qu’en France. Entrants confiants dans la récession*, les États-Unis toujours convaincus de la suprématie de leur système, sont clairement arrivés en bout de cycle, au carrefour infranchissable d’un paradoxe économique : Comment être plus compétitif en interne qu’un système qu’on a soit même construit sur la consommation de biens produits à moindre coût à l’autre bout du monde sur nos ordres et selon notre logique implacable de rendement ? Plus inquiétant, que deviendra ce pays de plus de 300 millions d’habitants dont la stabilité interne repose sur l’occupation coûte que coûte du moindre de ses habitants s’il entre dans la spirale dépressionnaire du chômage de masse ?

L’« American-way-of-life », le « Two incomes », le « Home mortgage » et le « 3.5 kids » qui sont encore la base de tous les spots publicitaires débordant dans la guimauve des émissions de télévision sont en voie d’extinction. La transition sera peut-être plus douloureuse ici qu’en France. Aux États-Unis, l’alternative a méthodiquement été ignorée. Sur la base d’une instruction limitée, le peuple américain - au demeurant pas plus con qu’un autre - est conduit depuis des décennies à travailler pour s’endetter, à consommer toujours plus et surtout à ne pas réfléchir à sa condition. Les institutions, la religion et les médias lui garantissaient la suprématie éternelle et incontestable de son modèle. Les plages de temps libre lui restant étant exclusivement consacrées aux divertissements de masse. Stoppons les idées arrêtées françaises sur les américains : c’est un peuple sympathique - un américain antipathique restant généralement plus aimable avec son prochain qu’un français de base -, un peuple jovial, à l’affût et ouvert aux alternatives quand on prend la peine de lui expliquer avec ses mots. Son principal problème ? Ce peuple a tout sacrifié à la culture marchande et ce depuis plusieurs générations. Sa raison en est altérée. Exemple cinglant, la crise des « subprimes » de l'été dernier qui a eu pour conséquence l’expropriation de milliers d’américains est majoritairement considérée comme un dysfonctionnement temporaire de quelques banques : une exception qui confirmerairt la règle de l’endettement nécessaire à la bonne marche du pays. "Le crédit c’est la santé" pourrait être gravé sur les dollars à la place du fameux "in god we trust". C’est ainsi que pour éviter la dépréciation financière de quartiers complets dont les maisons risquent de devenir des squats – ce qui baisserait encore plus la côte des maisons des rares voisins encore propriétaires – l’état d’Ohio procède à la destruction des maisons au bulldozer ! Cela ne soulève aucune espèce de protestation dans le pays, ni chez les pauvres, ni chez les riches.

Sur les écrans géants de Times Square, entre les rubans du Nasdaq et les néons publicitaires, la chaîne d’information économique MSNBC annonce que le mois de janvier 2008 fût le plus mauvais pour la consommation américaine depuis 40 ans. Comme en France, la « dégringolade de standing des classes moyennes » gangrène la popularité d’un président qui se fait discret.

Les premiers signes extérieurs de la récession depuis Manhattan ? Les commerçants vous parlent en français, l’euro est triomphant, les "Homeless" dociles et affamés vous supplient de leur lâcher un Quarter à chaque Block.

D’autres choses restent tout de même inchangées aux Etats-Unis comme la dévotion des "working-poors" à leurs taches abetissantes. A Tribeca, j’observe ainsi pendant une demi-heure ces blacks qui travaillent à la confection de hamburgers à la chaîne d’une succursale de restauration rapide comme il y en a des milliers dans cette ville. Gestes précis répétés à l’infini dans l’afflux incessant des nouveaux clients, les esclaves uniformes n’ont aucun espace sonore disponible pour se parler entre eux. Quand par hasard malencontreux, il y aurait « un trou », ils trouvent instinctivement de quoi s’occuper : rinçage de table, rechargement de la machine à "Diet Coke", réassortiment de serviettes en papier. Puis, ils s’en retournent à leur chaîne : « Can I help you Sir ? ». Ce stakhanovisme épileptique au service de l’appétit de l’autre semble les enrober dans un état de jouissance qui restera à jamais un mystère pour moi. Autre constante, plus protectionniste cette fois, je constate que la ville regorge de terrains vague constructibles. New York, loin d’être la ville surpeuplée qu’on l’on pourrait penser qu’elle est, se révèle dans les faits une réserve pour riches dont l’urbanisme est insidieusement pensé pour repousser toujours plus loin les logements des esclaves qui assurent son bon fonctionnement au quotidien. Rien de bien nouveau dans ce nouveau monde, c'est surement pour cela qu'il plait tant à notre monarque.

* à la différence des médias français, les chaînes économiques ne s’interrogent plus sur l’entrée des États-Unis en récession. C’est acquis. La récession est aussi considérée comme une crise comme une autre, un défi supplémentaire dont le pays sortira la tête haute. Sont ainsi publiés des guides pour gérer au mieux son argent en période de crise.

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