30 novembre 2011

Du sang, des larmes et un miroir

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Et vogue le spectacle de la peur. La dette déroule son mélodrame depuis l'été, Attali annonce la fin de l'euro avant noël, les sommets de la dernière chance s’enchaînent hebdomadaires, Benjamin Biolay sort un best-of et s'installe progressivement dans les têtes cette idée sentant bon le sermon dominical à la paroisse que non seulement on va souffrir, mais qu'en plus c'est là seule condition[1] pour accéder au paradis. A savoir l'aboutissement d'un système qui, après avoir foiré durant 30 ans et après une ultime phase sacrificielle, fonctionnerait enfin. 

A six mois de l'élection présidentielle, j'observe trois attitudes dans mon entourage:

1/ Ceux qui veulent renverser la table et changer de système.

2/ Ceux qui s’apprêtent à souffrir pour les cinq prochaines années, convaincu qu'il faut "du sang et des larmes" pour s'en sortir. La timide remontée de popularité de N.Sarkozy, toujours à la fête statistique dès qu'il y a de la peur et du malheur, nous remémore avec accablement que persiste une appétence populaire à la souffrance (ce qu'on appelle dans les milieux autorisés: la Michelgodetise). Certes, la catégorie se subdivise en deux sous-parties: ceux qui sont convaincus qu'ils doivent souffrir et ceux convaincus que c'est aux autres de souffrir. L'art de l'homme de droite est de conduire ces deux parties à l'osmose.

3/ Ceux qui iront là où leur dira d'aller étayant leur amertume d'un "c'est comme ça" ou "de toutes les façons, on n'a pas notre mot à dire", ou encore du célèbre "parce que les politiques c'est rien que des pourris qui ne nous représentent pas" (éventuellement suivi dans la foulée d'un "sinon, y a quoi ce soir sur M6?"). N.B: Ceux-là sont de loin les plus nombreux.

Dans les deux "partis de gouvernement", on vise le rassemblement des deux premières catégories sur fond de rationalité en soufflant d'un jour sur l'autre sur l'une des deux logiques: l'annonce de la souffrance et l'indispensable promesse électorale du changement. On promet que ça ne peut pas continuer ainsi, mais on s'interdit la radicalité en délaissant les changements de paradigme aux partis extrêmes que l'on amalgame dans le même sac étanche étiqueté "fadaises". Quant à la troisième tendance, vu qu'elle ne vote pas, le politique s'y intéresse peu: ce qui en retour renforce logiquement le mépris et le fameux "tous pourris qui ne nous représentent pas"[2].
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Le Yeti écrit sur son blog : "J’appelle Indignés tous ceux qui ont compris l’impérieuse nécessité de jouer la partie hors du cadre systémique imposé". 
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Qui a envie de jouer hors de la partie? Le changement est-il réellement souhaité? Dans une société où l'ouverture d'un Marks and Spencer réunit sous des trombes d'eau dix fois plus de piétons tièdes qu'un rassemblement de téméraires indignés à La Défense, où la révolution est une box internet  designed by Starck, où les records de participation aux indécentes cagnottes de la loterie sont régulièrement explosés, où les goûts et les rêves du bobo que le prolo exècre s'accordent sur les  codes, les marques et les mêmes programmes que ceux du prolo que le bobo conchie, où les velléités de cocooning, d'upgrade frénétique d'hi-tech hautement périssable, de "plus-value net vendeur" transcendent la pyramide des âges et des régions, c'est moins le système qui est critiqué que ses défaillances à remplir le contrat d’abondance tel qu'il est vu à la télé. De plus, mes observations sont sans appel: dès que l'on possède une part de confort, même minime, assorti d'un endettement, même maximum, on s'y accroche. La droite le sait bien. La gauche aussi.
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A partir de là, on pourra toujours critiquer les politiques pour leur carence à fournir du rêve. Comment être indigné, et contre quoi, lorsqu'on a qu'une envie: celle de devenir bourgeois? Comment rêver d'un autre monde alors que l'on aspire en permanence à surperformer dans celui-ci, quitte à écraser l'autre et à se sacrifier soi?

Philippe Sage écrit sur son blog: "Ce que veut le peuple, c'est le changement, et en profondeur".

Alors le peuple le cache bien. L'élection de 2012 ne s'articulera pas sur l'aspiration du peuple à changer de système en profondeur. Au contraire, sera choisi celui ou celle qui sera le plus à même de garantir la pérennité de celui-ci. Et ce même, s'il doit y avoir souffrance. "Même et surtout" peut-on craindre, l'équation religieuse souffrance = paradis étant prêchée en continu depuis six mois par l'armée des douze"experts" économiques aux trois-huit dans les médias. 

Les périodes d'austérité sont propices aux alternances politiques et, j’ai beau tourner le problème dans tous les sens, ça me semble compliqué pour la droite de l’emporter en 2012 (à moins d'un nouveau passage de comète Nafissatou). La course éperdue après le FN est d'ailleurs la preuve que la droite a conscience du problème. Mais, selon les mécanismes punition-récompense qui sont un des piliers de notre époque et la base du discours dominant, l'hypothèse de la réélection du bourreau, mal aimé mais reconnu comme le plus crédible à préserver le système, n'est pas à prendre à la légère. 

Au lieu de reprocher à un candidat socialiste de ne pas être d'une gauche assez pure (mais se risquera-t-il à radicaliser plus son propos au regard de ce qui est énoncé ci-dessus et dont il est parfaitement conscient?), il nous faut sans cesse, partout autour de nous, rappeler le bilan du candidat sortant et plus encore l’inefficacité de son logiciel de gouvernance (NDLR: clairement pas à gauche).

Pour le changement, étant convaincu que chaque acte de la vie quotidienne recèle une part de politique, c'est d'abord l'affaire de chacun de nous. A nous d'être et agir à gauche, alors les hommes et femmes politiques suivront. 
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[1] faire payer les riches ou envoyer balader les banques ayant été des hypothèses écartées d'office.
[2] A ce sujet, histoire d'exister à leurs yeux, on ne peut que conseiller à ceux qui n'ont pas fait la démarche de s'inscrire sur les listes électorales avant la fin décembre. C'est simple et rien que cette action contribue à changer la donne.
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Illustration: E la nave va, Federico Fellini (1981)

29 novembre 2011

Forever RGPP

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Comme Gérard Lanvin, cessons cet inutile mauvais esprit envers notre Sauveur et son équipe gouvernementale. Notre Astérix et ses Idéfix ne ratent pas tout. En effet, la croissance française du chômage est stupéfiante: +33% depuis 2007. Mais le gouvernement a le triomphe modeste et préfère aborder la question cruciale du vote des étrangers ou faire voter une 36e loi sur la délinquance prénatale.
Attardons-nous donc sur d'autres succès de ce gouvernement infiniment moins médiatisés. A la catégorie destruction, nous trouvons: la RGPP - Révision générale des politiques publiques - dont le premier Ministre doit dresser aujourd’hui le bilan (sans aucun doute merveilleux) à Bercy.

La RGPP, mise en place en juillet 2007, est le round-up des services et missions de l’Etat. A l'époque, il s'agit de Faire mieux avec moins (slogan que nous ré-entendons aujourd'hui à peine modifié pour la prochaine campagne présidentielle de droite). Au palmarès de la kermesse RGPP: suppressions de tribunaux, nouvelles répartitions et fusions d’administration, développement des services sur internet, non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux (150.000 postes supprimés en 5 ans, 500.000 selon le livre noir de FO), généralisation du principe de mobilité...) et moult autres mesures de cost-killing multi azimuts décrétées d'en haut et sans aucune concertation avec les élus  ou spécialistes de terrain.

La RGPP est l'application progressive du néo-libéralisme au secteur public, sous l'angle unique de la performance. Mais comment évaluer la performance d'un juge ? Pour avoir des enfants dans de bonnes conditions, les mamans doivent-elles habiter dans une région présentant un taux annuel d'accouchements suffisant pour que l'Etat y daigne laisser une maternité ?

La RGPP, peu médiatisée, remodèle complètement les territoires de province, enclavant certaines zones où il faut désormais faire une 1h30 de voiture pour passer un examen de santé, et une heure de plus pour en faire un autre complémentaire, où les perceptions et les gendarmeries ferment.

La RGPP détruit peu à peu l’égalité républicaine supposée dans l’accès aux soins et à l’éducation.

Certes, pour l’illuminée Pécresse moins d’hôpitaux mieux équipés améliorent la qualité du service public. Toujours est-il que, grâce à la RGPP, il devient plus risqué d’être cardiaque en vivant dans certaines régions de France pour cause d’hôpital désormais à 60 kilomètres trop loin. Ne te plains pas, c'est ça la modernité.

La RGPP est un des ces facteurs de déclassement médiatiquement discrets, mais affectant des millions de Français. Voyons d’ailleurs dans la récente victoire de la gauche au Sénat, une remontée de colère des élus de terrain envers des mesures souvent absurdes, imposées sans concertation et dont ils sont, par manque d'information, tenus pour responsables chez eux.

Le plus beau c’est que la RGPP rate ses ambitions budgétaires. Elle aurait permis d’économiser 15 milliards d’euros depuis 2007, soit l’équivalent de ce que l’Etat a dilapidé en cinq minutes le mois dernier pour la Grèce, histoire de contenter les marchés.

Le gouvernement avait promis de reverser sous forme de primes 50% des économies générées. "Ce taux de retour a en réalité atteint 67,3% en 2010" selon la Cour des comptes citée par Le Figaro. Et d’ajouter "Gilles Carrez, rapporteur UMP du budget, a même démontré que dans certains ministères, comme l'Intérieur, les primes avaient dépassé les économies." Oups.

Mais peu importe le résultat pour la droite, seul compte le processus.  Dégrader froidement les services publics est un moyen à peine déguisé de progressivement convaincre les esprits de l’impérieuse nécessité de laisser gérer la santé ou l’éducation par le secteur privé. 

Dès octobre 2007, Fillon avait annoncé la couleur: "La réforme de l’État supposera que chacun d’entre nous accepte qu’il y ait moins de services, moins de personnel, moins d’État sur son territoire".

La droite est droite, c'est pour ça qu'on l'appelle ainsi. Comme pour le chômage ou le pouvoir d'achat, on ne change pas les méthodes qui foirent. Fort de ce maigre résultat économique, source d’un beau bazar sur le terrain et de drames humains aussi bien pour les personnels impactés que pour les citoyens abandonnés, soyons assurés d'un violent renforcement de la RGPP si ce président (qui a révisé la politique personnelle de son salaire de +173%) est réélu.

Rêvons ensemble d'un monde encore plus moderne. Il reste tant à faire: privatisations des rues, le casting des maladies à soigner, consultation médicale par SMS surtaxés, l'école maternelle au mérite, la police privée ou l'armée de mercenaires… 
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A lire sur le sujet :
- Philippe Merlant : la RGPP dans les faits, Mediapart.
- Le livre de Jacques Cotta "Qui veut la peau des services publics ?"  JC Gawsevith éditeur, 2011.
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Illustration : L'équipe du budget au grand complet.

27 novembre 2011

Moi vouloir lui

par
Ce dimanche, dans notre série, "la vieillesse bourgeoise, ce naufrage"...

La grasse matinée dominicale sérieusement compromise dès 7h pour cause de biberon, je survole à l'Heil Pod la programmation des radios, tout en versant les croquettes du chat miaulant famine, un bol de café tiède sous le bras. Il devait bien me rester une ou deux mains libres, mais à ces heures tardives d'une nuit trop courte, il ne faut pas trop m'en demander. En ce moment, j'alterne entre BFM Business et Rires et Chansons, c'est très proche sauf que la seconde entrecoupe les sketchs avec des chansons. Je prends aussi la température de la croulantocratie dominante sur RTL et Europe 1. Il faut savoir vivre avec son temps.

Vais-je encore vous parler d'un énième publi-reportage radiophonique avec laquais cire-mocassin embedded à carte de presse sur Sarkozy "à l'attaque des fraudeurs", "face au défi de la crise", "en première ligne contre les anti-nucléaires" ou dans les tranchées la baïonnette au poing contre le streaming ? Rien de tout ça. La campagne du printemps 2012 est bel et bien commencée et les soutiens divers sortent du bois pour envoyer du pâté. 

C'est Gérard Lanvin, l'acteur sympa de mon enfance qui, en promo pour son nouveau film au micro de Florent Chatain sur Europe1, a su se mettre au diapason de l'audience de la radio bleue. 

Après une petite promo ronflante sur le code d'honneur des voyous où Lanvin nous raconte son amitié pour le braqueur Edmond Vidal ou le policier lyonnais Michel Neyret (récemment mis en examen pour corruption), et non sans avoir craché comme tout bon réac qui se respecte sur les dangers d'internet responsable entres autres de la perte des bonnes manières chez les braqueurs (à 8.10 sur la vidéo sur la vidéo en fin de billet), le copain de Coluche se hasarde sur le terrain politique...  et dans une bonne bouillabaisse analytique, niveau puzzle deux pièces, nous livre un superbe hommage au président. On y retrouve l'esprit et quelques fulgurances de ce meeting à Bercy entre les deux tours de 2007 réunissant de la crème des philosophes du show-business en indélicatesse fiscale.

[A partir de 10.00 sur la vidéo en fin de billet]

GERARD LANVIN
"La politique, ça me travaille à tel point qu'on a plus du tout envie de s'y intéresser. C'est ça le problème. on est démotivés, désempares, désespérés. Mais qu'elle soit française ou mondiale. Vous savez, Monsieur Nicolas Sarkozy, le président de la République [Merci Gérard], il fait ce qu'il peut. Je trouve qu'il agit énormément moi. Et à force de se foutre de sa gueule, de commenter, on démobilise les gens. [C'est sur, quelle connerie la critique. Et l'humour je t'en parle pas : si tu ne le payes 10 euros pas pour aller le voir en salle, c'est rien que de la mauvaise qualité dangereuse] C'est pas être sarkozyste ou pas de dire ça. C'est observer ce qui se passe. Le mec il est sur le terrain depuis une année pour essayer de sortir du chapeau la meilleure solution avec un tas de gens, comme lui, qui sont responsables de notre vie en fait [parle-t-il de la dream team Baroin-Pecresse, dont la nullité crasse fait désormais passer Christine Lagarde pour un prix Nobel de physique quantique ?]de ce qui va se passer et arriver. On parle de la Grèce, on parle de tout ça... Mais y'a des mecs qui sont sur le terrain en permanence et qui s'en préoccupent [parce que nous les cons avec nos tafs de merde, et nos payes à chier, en plus de rien n'y comprendre, on n'est pas dans le réel]Et de l'autre côté vous avez des adversaires qui le font passer pour un mec qui fait rien (rires) [si seulement il ne faisait rien, ce serait déjà ça. Mais on ne peut rien contre le dogme du mouvement, mais si celui-ci tient plus des gesticulations de parade]Vous savez y'a pas de respect de la droite ou la gauche pour moi [comme disent les mecs de droite]Y'a une envie : c'est que les plus intelligents et les plus capables se réunissent, qu'ils soient de droite de gauche ou d'ailleurs [...] hein, faut éviter juste que les extrêmes passent [Ah on revient au logiciel de base, 1983 style]C'est tout simple. Les extrêmes [droite c'est mal en général, gauche c'est mal pour mes impôts] c'est ce qui peut passer dans les moments comme ça où les gens ont peur. Et moi Marine Le Pen c'est pas possible pour moi. [votez Sarko, CQFD]"

J'en ai renversé mon café tiède sur le chat, tout en rattrapant l'Heil Pod puis le bébé.

Quant à son engagement politique, le processeur quadricon déjà bien endommagé, l'acteur de conclure avec cohérence : "Non, moi je m'engage pas avec ces gens-là. J'ai pas confiance en ces gens-là. [...] Moi j'ai pas envie de fréquenter des blaireaux pareils. Moi je préfère être à la campagne au milieu des vaches." En résumé : 'y sont tous pourris, même s'il faut pas dire qu'ils sont  pourris, et surtout pas Sarkozy qui lui fait des choses rapport qu'il est président. 

Merci à Gérard Lanvin, en rodage pour les enfants de la télé, de nous rappeler sur quelle gélatine mentale peut à nouveau se fortifier un vote sarkozyste.  
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P.S : Le titre de ce billet est un hommage au "Moi vouloir toi", savoureux nanar à l'eau de rose de Patrick Dewolf des années 80. Gérard Lanvin y interprétait un animateur d'NRJ (le top de la branchitude d'antan) en proie à de violents tourments sentimentaux à savoir que c'est 'achement dur d'aimer.

23 novembre 2011

L'excellence automobile française

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La Tribune nous apprend que Renault veut "se lancer dans le véhicule ultra-économique" et compte fabriquer une nouvelle voiture à 2500 euros à côté de laquelle la Dacia Logan aurait des airs de Coupé Merco toutes options. Et la Tribune de préciser "Ce nouveau programme révolutionnaire est évidemment destiné à une production et une commercialisation dans les pays émergents les plus pauvres. Mais ces modèles pourraient aussi avoir leur place sur le marché européen, à terme." Et oui, le secteur de la pauvreté en Europe est un des rares du continent promis à une croissance continue.

Gageons que cette ambition d'un des fleurons de notre industrie automobile tricolore qui licencie à  grosses ramées et s'oriente résolument vers le 100% délocalisé, s'intégrera à merveille dans le nouvel axe programmatique de l'UMP présenté hier soir à Lambersart, "Développer nos filières d'excellence" [...] "pour encourager [nos] entreprises à innover pour monter en gamme pour faire du made in France une marque aussi reconnue que le made in Germany".

Bon évidemment, pour ce qui est de la balance commerciale, on va encore être marron. Mais heureusement que grâce à la "fiscalité anti-délocalisation" aussi présentée par l'UMP (en langue Novelli : hausse de la TVA, destinée à financer les prestations sociales en remplacement des cotisations patronales supprimées), le pauvre licencié (parce que pas assez compétitif) pourra payer plus cher ici un véhicule discount de marque française fabriqué dans quelque paradis "ultra-économique" où les salaires mensuels ont deux chiffres de moins. 

A 2500 euros la bagnole, je n'ose pas imaginer la tronche des salaires et des voitures. Perso, a ce prix, je trouve ça encore un peu excessif. J'attendrais donc encore un peu que ce merveilleux néolibéralisme automobile me donne ma Traban, avec un peu de pognon en guise de cadeau de bienvenue. Soyons ambitieux : sur le modèle du mobile, l'automobile à abonnement, avec options payantes, proposée par des sociétés délocalisées (un peu d'audace que diable !), le tout dans le cadre d'une hausse exponentielle des frais quotidiens de fonctionnement (carburants et péages), me semble un créneau encore plus juteux. 
Nous dédions ce billet au tricycle Smoby fabriqué, lui, à 100% en France.

17 novembre 2011

Maladie Report

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On comprend bien que si jamais, quand vous tombez malade, ça n’a aucun impact sur votre indemnité et votre salaire, ben le résultat quand même c’est que c’est pas très responsabilisant. Et que du coup on a un peu l’impression que la Sécurité sociale est quelque chose sur lequel on peut tirer sans que ça ait un impact Laurent Wauquiez, Ministre UMP, BFM 16.11.2011
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CQFD. Tomber malade c'est être irresponsable !
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Pourquoi s'arrêter encore sur l'énième petite phrase de l'auteur du "cancer de l'assistanat" dont le seul but est de buzzer pour la sortie de son bouquin d'heroïc-fantasy "la lutte des classes moyennes" (à 19 euros tout de même) ?
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C'est que nous ne sommes plus seulement dans l'effet de manche du soldat UMP qui veut se faire bien voir. La sortie fétide tombe au lendemain des annonces présidentielles sur la "protection sociale" (non mais Lol) à Bordeaux et s'insère à merveille dans l'axe de campagne que le guignol des marchés, probablement pas foutu de décapsuler son Perrier tout seul, a choisi pour sa réélection: en foutre plein la gueule aux français. 
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Kadhafi, type au RSA, salarié malade, femme enceinte, fonctionnaire grippé: même combat pour l'axe du bienTremblez terroristes de anti-croissance ! Après la Libye, "Sarkozy entre en guerre contre la fraude sociale".
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Quand on n'a pas de projet, juste un affreux bilan, rien de tel que dresser ceux qui souffrent les uns contre les autres. La thématique de la fraude sociale et des fraudeurs est un vieux poncif qui fait toujours son petit effet et éviter d'aborder les fraudes qui fâchent. Vendue depuis un an comme colossale et intolérable, les chiffres non pas réels mais estimés (20 milliards) sont répétés à foison depuis plusieurs jours dans les médias, la thématique ayant même droit à son "Zone interdite" spécial sur M6 juste avant la solennelle frappe du poing présidentielle de mardi chez Juppé. 
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Et celui qui n'a de cesse de détruire le principe de solidarité et de cartonner les pauvres, d'affirmer que "voler la sécurité sociale, c'est trahir la confiance de tous les Français". 
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Seulement voilà. "La fraude aux prestations sociales (RSA, allocations familiales, arrêt maladie...) reste un phénomène mineur, qui représente moins de 1% des 400 milliards de prestations sociales versées chaque année par la Sécurité sociale" (in Mediapart).  Bref, du point de vue des économies à réaliser dans le cadre de "la rigueur", cette fraude n'est qu'une goutte d'eau comparée aux 75 milliards de cadeaux fiscaux annuels[1] accordés à ceux qui, je vous l'assure, la plupart du temps travaillent bien peu et fraudent sévère au sujet du bonheur qu'ils sont censés faire ruisseler sur la collectivité. 
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Le gros morceau de la fraude, estimée par un rapport parlementaire de l'UMP Dominique Tian se situe  du côté des patrons (fraude aux cotisations, travail au noir), et s’élèverait à 15 milliards d'euros.
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Alors pourquoi ce matraquage spécifique sur des arrêts maladies et une somme dérisoire à récupérer (220 millions) ne remboursant même pas un Air force Sarko (259 millions)
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Comme toujours: pour culpabiliser un peu plus, humilier, inciter à ne plus se soigner, inciter à chacun à se fliquer au boulot, à épier les habitudes et le train de vie de l'autre, circonscrire la colère sociale et la détresse humaine au ras des pâquerettes et pathétiquement tenter de récupérer du vote FN.
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Passons sur cette abjecte ambition, déjà traitée ici et outrepassant les frontières de l'économiquement crétin, de conditionner la perception du RSA à 7 heures de travail hebdomadaire avec 10% de chômeurs. En pointant avec morgue les arrêts maladies du travailleur, le gouvernement commet une erreur de com' qui va coûter plus cher qu'elle ne lui rapportera.
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N'en déplaise à ce gouvernement qui en plus de fraudeur, le traite de feignant, le salarié français a une productivité parmi les plus élevées du monde. Et ça fatigue son homme. D'autant que les salaires ne sont pas spécialement multi-vitaminés. L'arrêt maladie est parfois (3 travailleurs sur 4 ne prennent pas d'arrêt maladie) le lubrifiant d'un rouage salarial en surchauffe. Mais il faut croire que notre droite stratosphérique, surpayée à stigmatiser les français, est déconnectée de ces petits arrangements avec le burn-out et qu'elle préfère des salariés qui se suicident que des salariés qui récupèrent. 
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Alors à qui s'adresse Sarkozy en attaquant les arrêts maladies ? Aux travailleurs les plus dans la galère ? La plupart d'entre eux ne se permettent pas de prendre d'arrêt maladie dont les premiers jours ne sont pas payés et les propositions UMP n'arrangent rien pour eux. Ils ne s'autorisent déjà même plus les soins.

Non, il s'adresse à son électorat: rentiers pathologiquement inquiets de voir leurs revenus rongés par l'austérité promise et à qui il faut des garanties que la hiérarchie des sacrifiés sera respectée.


[1] auxquels nous rajoutons 20 milliards d'évasion fiscale (par les mêmes).

15 novembre 2011

Le bonheur néolibéral, c'est pour quand ?

par
Jour de douleur dans la galaxie libérale. C'est aujourd'hui le cinquième anniversaire de la mort de Milton Friedman, fondateur de l'école de Chicago. A cette occasion, et alors que dirigeants et journalistes (si, si un peu quand même) n'ont plus en tête que de "rassurer les marchés" (ces innocentes entités) quitte à broyer les peuples (ces empêcheurs d'empocher plus) en nous jouant à domicile un remake péteux de la "stratégie du choc", nous avons décidé à plusieurs blogueurs de poser une question aux gourous, chefs de réseau, lieutenants et attachés de presse du tout marché...

A l'attention de: Jean-Michel Aphatie, Jacques Attali, Christophe Barbier, Eric Brunet, Yves Calvi, Monique Canto-Sperber, Jean-François Copé, Arnaud Dassier, Sophie De Menthon, Michel Godet, Eric Le Boucher, Alain Madelin, Alain Minc, Hervé Novelli, Catherine Ney, Laurence Parisot, Jean Quatremer, Pascal Salin, Hugues Serraf, Guy Sorman, Jean-Marc Sylvestre, Pierre-André Taguieff, Yves Thréard, Agnès Verdier-Molinié, Laurent Wauquiez. 

"Madame, Monsieur,

Vous vous définissez vous-même comme étant de sensibilité « libérale » sur le plan économique et c’est bien évidemment votre droit le plus strict. Vous ne verrez donc pas d’inconvénients à être sollicité afin de répondre à une simple question.

Nous, blogueurs et citoyens de sensibilité de gauche, sommes depuis une trentaine d’années face à votre discours nous assurant que le libéralisme économique – ou néolibéralisme si vous préférez – ne sera qu’une promesse de bonheur et de liberté pour tout un chacun, humbles comme aisés, et qu’un passage, certes douloureux mais que vous nous assurez « nécessaire », par une période de temps plus ou moins difficile où serait mise en place une sévère mais juste « rigueur » économique, finira, à terme, par porter des fruits dont tout le monde sans exceptions profitera…

Disons le net : nous sommes sceptiques.

Non pas que nous mettions en doute votre bonne foi quant à ces affirmations : votre sur-présence médiatique depuis tant d’années nous a convaincu de votre sincérité. Mais tout de même, tout le monde finit par se demander, à force :

Ce fameux « bonheur néolibéral » qu’on nous promet depuis 30 ans, ça vient quand ?

Parce que dans un pays comprenant 8 millions de personnes en dessous du seuil de pauvreté et des salariés pressés comme des citrons en permanence, et où malheureusement il semble bien qu’une fraction fort malhonnête de personnes trouvent à s’enrichir en se contentant de siéger dans des conseils d’administration, il est quelque peu délicat de percevoir les bienfaits de ces fameux « marchés » que vous défendez pourtant mordicus en dépit du bon sens.

Comme toujours, vous répondrez à cela qu’il faut « poursuivre les réformes » parce qu’on a « pas assez libéralisé » ; mais soyons sérieux : il vous faut clairement admettre que vous vous êtes plantés. Qu’en 30 ans vous n’avez pas été foutus de faire quelque chose de bien. Et que le néolibéralisme n’a conduit qu’une fraction infime de gens très riches à encore plus s’enrichir au détriment de tous les autres.

Notre question sera donc : pourquoi ne pas admettre que votre idéologie est nuisible pour la majorité, que vous vous êtes plantés, et que dans l’intérêt général vis-à-vis duquel vos idées sont objectivement nuisibles, il serait mieux que vous laissiez tomber et passiez à autre chose ?

Dans l’attente de votre réponse, veuillez Madame Monsieur agréer l’expression de nos salutations distinguées."

CSP, SeeMee, ValerieCG, vogelsong, sebmusset, dadavidov, intox2007, MipMip, Jegoun, Ohoceane, AlterOueb, monolectedrclehmann, Gael et chaque lecteur, blogueur se sentant concerné.
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D'ailleurs... 
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P.S personnel : Nous comptons sur le lecteur pour faire tourner, avec nous, cette lettre et inonder avec les courriels et formulaires des émissions de télés et de radios toute la semaine.  En vous remerciant.
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hashtag : #bonheur_neoliberal
Illustrations : La mélodie du bonheur, R.Wise / RobotMonster A.Minc

13 novembre 2011

Ça s'en va et ça revient

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Dan revenait aux sources une fois l'an, en novembre, avec ses enfants.

Il redescendait au pays rendre visite à ses parents. Cela s'annonçait pénible mais il ne désespérait pas de décrocher quelques billets lui permettant de ne pas finir le mois dans le rouge. Il ne quémanderait pas, mais au regard du train de vie des retraités, n'éprouverait aucune honte à leur soutirer quelques centaines d'euros. 

Les parents ? Cause perdue, vestiges vitrifiés de la première moitié des années 70. Isolés aux portes d'un Alzheimer là pour durer grâce aux progrès de la médecine pour ceux qui ont les moyens de se la payer, les rentiers flétrissaient à deux dans la grande bâtisse, informés d'une France effrayante grâce au flux continu de l'info TNT, certifiée vraie le soir au JT, rehaussée en fin d'après-midi par les analyses des experts de Calvi. Parfois, ils s'aventuraient hors du village pour quelque réconfortant colloque de Ciotti ou autre distraction ayant reçu le label bon goût du Figaro. Ainsi samedi dernier, grâce à l'amicale des citoyens vigilants, ils se rendirent en groupe au multiplexe de la ZAC de Sainte-Roche pour découvrir ce film dont tout le monde parlait qui mettait en scène un gentil noir secondant un riche impotent. La symbolique avait titillé leur sensibilité.

Dan arrivait au matin des commémorations du 11, le son des clairons remontait du vieux village. Accueilli par les hurlements du pitbull dressé pour déchiqueter l'intrus en ces terres de haute insécurité où planait parfois la lointaine rumeur d'un pot de mobylette mal réglé, il pénétrait avec sa petite famille dans la bastide. Grâce aux écrans plats dispatchés dans chaque pièce pour combattre la surdité croissante des résidents confis, le vacarme des célébrations parisiennes avec force président résonnait dans la maison sombre. Le gamin de Dan, recherchant de jouets mais n'en trouvant point à part Nadine la poupée du Pit, fonçait sur la table basse du salon poussiéreux, apercevant bien en évidence, entre les Valeurs Actuelles et le dernier pamphlet de Ménard, une pile de Charia hebdo dernier cri.


LE GAMIN
"Euh papa, elle est nase cette BD. Et pourquoi Papy, il en acheté dix ?"

"Parce que papy est un facho qui s’assume mal. Alors dès qu’il peut faire passer des messages anti-musulman à son entourage sans se faire traiter de salaud parce que ce n'est qu'un soutien à la liberté d'expression, il fonce" avait bien envie de répondre un Dan n'ayant qu'une envie une fois le pallier de la bastide franchit: repartir au plus vite. Il n'aurait jamais plus rien de commun avec ces étrangers d'une autre époque, d'un autre pays, d'un ancien monde qui n'en finissait pas d'agonir. "Allez gamin, fais la bise à Mamy". Puis bien vite, sur fond de messe aux militaires morts, schpop fit le bouchon de mousseux tandis que giclaient les cacahuètes dans les soucoupes en formica. On parla de tout et de rien, on prit des nouvelles des gamins, des activités, de la folle vie de la capitale en prenant soin d'esquiver tout sujet politique. Sur l'écran géant, le président de tous les râteliers nouait une écharpe autour d'un émouvant gamin dont le père avait été démembré par une mine afghane pour la grandeur de la patrie alors qu'il allait vider les chiottes chimiques du bataillon.

On fit des réprimandes à Dan sur sa situation financière, son manque de volonté à trouver un travail stable "et ce n’est quand même pas si compliqué, et quand on veut on peut, et la fille de la voisine est conseillère fiscale à 24 ans, elle".

Si seulement, il voulait bien se soumettre et ne pas systématiquement envoyer balader toute forme d’autorité, les retraités seraient tellement plus apaisés. Il est vrai que Dan regrettait parfois d’avoir encore un semblant de caractère qui le rendait à jamais incompatible avec le salariat contemporain, ce soft-esclavagisme prenant de moins en moins de précautions oratoires pour piétiner l’humain. Là-dessus, il reprit une poignée de cacahuètes.

On lui demanda: "Quelle option tu prends pour Canal Satellite toi ?"Ce à quoi il répondit un "Moi je n’ai pas la télé" qui jetait un froid et rendait le rejeton encore un peu plus irrécupérable aux yeux des géniteurs maudissant Mitterrand, les 35 heures et Touche pas à mon pote pour un tel ratage.

Après le repas sans fin, las des monologues familiaux sur les étrangers qui volent le pain des retraités et ces feignants de Français qui prennent trop d’arrêts maladies pour mériter leur triple A, il abandonnait femme et enfants pour rendre visite à Francis, son ancien copain de collège. 

Comme d'autres ici, Francis n'avait pas tenté l'aventure extérieure et passa les vingt dernières années,  dans ce périmètre de quelques kilomètres sentant bon la lavande, le béton et les idées rances, que seule la pression de la spéculation immobilière l'avait poussé à élargir.

(photo non contractuelle)

Dan empruntait donc le 4X4 allemand flambant neuf de ses parents pour se lancer sur les routes en lacets de son enfance et rejoindre la zone enclavée où Francis avait acheté avec l'aide d'un PTZ et de son épouse Peggy. C’était une barre déglinguée en rose délavé, une colossale tache rectangulaire en plein panorama magique. La seule vue du bâtiment à lézardes et paraboles, véritable attentat écologique, accablait Dan tandis qu’il garait péniblement le 4X4 à maman sur un massif de romarin.

"Quand on a acheté, tout était à refaire" lança fièrement Francis accueillant son ami parisien dans le palais de l'émancipation cloisonnée d'où émanaient mêlées les effluves d'encens à la sauge et d'époxy thermosulfaté. "C’est un F5" dit Peggy claquant la bise à Dan avant de rajouter "et moi c’est 4". "Installe-toi" fit Francis d’un large geste d’ouverture vers son intérieur incitant l’invité à s’incliner devant l'évidence matérielle d'un accomplissement aux normes. Dan retrouvait, compilée dans le salon-cuisine, l'intégralité des us et coutumes des programmes télévisés de décoration du moment qui détournaient des chemins de l'indignation une population avide de sucreries mentales, conformes et apaisantes préoccupations payables en dix fois sans frais: un camaïeu maronnasse cassé au vert pistache, une table grise laquée, des cadres rétro éclairés, un frigo américain de Pologne dans une cuisine anglaise faite à Taïwan, elle-même donnant sur un living avec semi-cloison en pavé de verres bordé d'étagères dizaïne avec une reproduction sous verre d'un cliché de décombres fumants photographiés à New-York par Cartier Bresson surplombant l'intégrale du coffret collector de cette nouvelle série trop géniale au sujet de laquelle le visiteur redoutait déjà les assauts du couple pour l’y convertir dès ce soir. Les multiples sources lumineuses n'éclairaient rien et des meubles censés incarner la légèreté, mais qu’on ne pouvait pas déplacer à moins de douze, gênaient les mouvements réussissant même à créer un climat de promiscuité dans une pièce pourtant ample. 

FRANCIS
"Les enfants ? Dan est là !"

Les gamins leur tournaient le dos, le crane dans les cochoncetés de l'écran hurlant au milieu du salon, ne montraient aucun signe extérieur d'activité cérébrale.

FRANCIS
"Pour une fois qu'ils sont calmes, laissons-les tranquilles."

Peu habitué à une telle agressivité de sons et d'images, Dan concluait que la prédisposition mentale conduisant les parents à abandonner leurs enfants aux saloperies de Gulli était probablement du même acabit que celle les poussant à les emmener déjeuner le dimanche midi au Mac Do. Puis, Peggy lui tendit le plateau dégueulant ses victuailles de bienvenue: des triangles de pain de mie miniature au tarama, des pizzas bonzaï, une pyramide de minis fromages en tête de citrouille surplus d’halloween, de petits légumes crus assortis d'un dip poivron-fraise tagada-mayonnaise pompé chez Masterchef dont l’hôtesse lui précisa, limite accusatrice, qu'elle avait passé l'après-midi à les confectionner. Et bien sûr, un micro saucisson du terroir accompagné de sa piquette de récoltant, fort heureusement de taille normale.

Au coeur de ce monde merveilleux, mais inaccessible pour ceux sans caisse, où l'on pouvait se connecter à l'internet le plus rapide, recevoir 250 chaînes et skyper gratuitement jusqu'au bout de la planète, on recevait peu en vrai. Dan constatait que sa visite, prévue de longue date par courriel, avait été l'objet de toutes les concentrations de l’après-midi, le couple allant même jusqu’à annuler son traditionnel pèlerinage du 11 novembre à l'Ikea.

Calé dans le confort, le maître du domaine invitait Dan à caresser la peau du gros canapé d'angle, plus imposant que le 4X4 parental. 

FRANCIS
"Le canapé, c'est une longue histoire. Figure-toi que ça a commencé par téléphone quand on m'a dit que j'avais gagné un filet garni avec du pâté aux cèpes. Il fallait que j’aille le chercher chez Sofa-destock à la ZAC de Sainte-roche. Et paf ! De fil en aiguille, en discutant avec le vendeur, le coup de coeur : j'ai acheté cette merveille. 5000 euros. Bon, sur que c'est un peu long comme crédit, mais faut se faire plaisir parfois. Tâte c'est de la croûte, bien mieux que le cuir."

Après avoir recraché content l'argumentaire du VRP l’ayant arnaqué, Francis avoua que pour compenser l'investissement du canapé (dans cette société d'incertitudes le gros kanapoutz restait une valeur sûre), le couple avait définitivement annulé son voyage de noces en République dominicaine déjà repoussé depuis sept ans.

Francis avait reculé la date, préservant son épargne pour quelque projet plus concret, plus voyant. Les vacances à deux n'étaient pas du domaine du rentable: à la fois du temps et de l'argent pris sur les travaux de réhabilitation de l'appartement. Francis n'en finissait jamais, tout étant toujours à améliorer selon les dires de la Damido. A chaque nouvel évangile de la 6, le voisinage angoissait. La question n'étant pas de savoir qui serait le premier à améliorer son habitation mais de ne surtout pas être le dernier à dépenser pour cette nouvelle décoration qui, du coup, serait démodée. La névrose et l'intérieur s'entretenaient de concert. Et au milieu coulait un revolving

FRANCIS
"Deux ans de travaux, d’électricité à refaire, de salle de bain a reconstruire, de murs à abattre, de cloisons à péter."

La liste des travaux était si longue et contraignante que Dan se demandait comment le couple avait pu acheter un tel taudis aussi cher impliquant tant d'heures de labeur. Sa vie étant conditionnée à l'économie qu'elle pouvait réaliser dessus et l'épuisement individuel restait quantité négligeable, le couple avait lui-même réalisé l'intégralité des travaux. Cela entraînait un surplus de crédit imprévu, 32.614 kilomètres d'allers et venus au Leroy Malin de la Zac de Sainte-roche, 24 mois de nuisance sonore pour les voisins, une pose de parquet gondolée et envoyait par deux fois Francis aux urgences pour cause de main cloutée.

PEGGY
"Heureusement maman nous a aidé financièrement pour finir, sinon on était mal."

FRANCIS
"On lui remboursera, j'y tiens."

PEGGY
"J'espère bien !"

A l'évocation de sa mère par son partenaire de mensualités, Peggy, dont le caractère était en toute autre circonstance proche de celui de l'éponge, haussa le ton. Elle usa de cette si particulière sonorité remontant les allées des Carrefour et des Leclerc aux samedis après-midi lorsque, en un meuglement,  la femme française expédie son conjoint à la catégorie sous crotte parce qu'il ne prend qu'un pack de compotes Dora l'exploratrice "au lieu d'en prendre trois parce que c'est moins cher". 

Le dernier des empotés colmate généralement sa faille d'un "oui-oui" merdeux.

Dan caressait la canapé à quatre mois de salaire, copie en bas de gamme albanais de celui en cuir vu chez ses retraités de parents qui, eux, l’avaient réglé cash. Il n'en dit rien au couple, il ne fallait pas briser les rêves de ceux ayant déjà l'air bien stressés par un quotidien de restrictions, de comptabilité scrupuleuse et de collection de coupons de réduction.

Dan l'avait expérimenté dans ses jeunes années de priapisme consumériste: la course à la vie bourgeoise peut vite cannibaliser la cohabitation des compagnons spécialement s'ils partent sans un minimum d'épargne. S’ils s’étaient aimés un jour, Francis et Peggy avaient déjà tout du couple usé. L'identité de chacun dépendait de l’accès aux merveilles du monde moderne qu'ils pouvaient mutuellement se fournir en cumulant leurs salaires: le standing à renouveler en permanence et les gadgets aussi immédiatement indispensables que rapidement périssables. Ces couples que l'ultra-libéralisme démoulait en série sur le marché du sacrifice s’érodaient bien vite au niveau des émotions. Le cul ? Ça allait bien trois minutes. Et puis toutes ces séries à suivre, ces sorties culturelles en centre co' et les horaires décalés du boulot laissaient peu d'opportunités pour un quelconque carnaval du slip. 

Seuls les plus chanceux de ces couples pouvaient s'offrir le luxe de la seconde chance: une séparation et la famille recomposée pour refaire la même erreur en mieux. Mais pour le moment, pas de seconde chance dans le rêve de la cuisine américaine. Peggy et Francis étaient si inextricablement liés par les traites, le TEG enfoncé bien profond, qu’une fois séparés, ils seraient probablement contraints de cohabiter pour ne pas finir sans rien. La théma pognon revenant toutes les deux phrases (l'autre étant consacrée à ce qu'on avait acheté pour la Toussaint ou ce que l’on achèterait pour  Noël), Dan comprit qu'ils étaient à deux doigts de revendre le canapé pour finir de payer l’appartement. Pour ne pas en arriver là, un mode de survie mentale s’était mis en branle, dédié au fétichisme de l’objet et à la mise en scène d’une vie de famille comblée, car peuplée de choses.

A un moment, lors d'une réclame télévisée hurlante pour Call of BHL, une nouveau jeu de guerre virtuel offrant la possibilité de lapider son dictateur préféré, un des gamins prit une poignée broyée de Krisprols au pâté à 5000 euros. L’un des petits pâtés tomba sur les baskets à Dan.

FRANCIS
"Petit con, tu peux pas faire attention. C’est du gras. Mon parquet bordel !"

"Fais attention mon chou, c’est le parquet que papa a posé tu sais" roucoula la médiatrice tout en se précipitant au sol pour essuyer. Chou était déjà replongé dans les pixels, à bouffer de l'image mastiquant bruyamment sa charcuterie dans un nuage de miettes. Peggy astiquant à quatre pattes  la parquet cloqué entre les jambes de Dan leva les yeux:

PEGGY
"Oui ça a été un peu dur pour les enfants nos travaux."

FRANCIS
"T’inquiète pas chérie, dès que je dégage le budget, on les envoie en école privée."

Avec tous les désordres causés par l'éducation nationale (ses gauchos, ses grévistes, ses assistés)  seule l'école privée leur offrait la garantie d'une éducation sans accroc. La pulsion n'était pas encore indispensable, la publicité restant relativement limitée, mais cette mode venue d'en haut commençait à se propager dans le quartier. Les pauvres ne pourraient bientôt plus faire autrement pour ne pas apparaître pauvres que d’envoyer leurs enfants dans le privé. Gageons que d’ici là, le privé,  comme dans la bouffe en gros ou le tourisme tout inclus, saura contenter les fauchés en les rassasiant d’une gamme d'écoles au rabais avec matières en option et coupons promo.

FRANCIS
"Et puis c'est tout con, mais y'a moins d'Arabes dans les écoles privées."

Dan ne relevait pas le propos, il n'avait déjà pas relancé sur l'anecdote du canapé au prix d'une bagnole, ce n'était pas pour connement se fracasser sur le mur de la xénophobie mondaine entre copains d’avant. Il se coulait dans le moule et redécoupa quelques tranches de sauciflard.

Sur le front de l'emploi, tout allait théoriquement mieux. Francis était enfin "agent de maîtrise sur plateforme d'interaction prospect". En décodé: petit chef en call-center en voie de délocalisation pour à peine plus d'un smic, soit pas loin du seuil de pauvreté. Peggy, en plus de servir à la maison, servait son patron: chargée comme un baudet de missions ne relevant pourtant pas de ses théoriques attributions de secrétaire. Elle portait à bout de bras le secrétariat de l'entreprise de placement publicitaire pour outillage de jardin. Peggy gagnait un peu plus que son mari: une injure rapporté à la somme de travail fourni,  une injure aussi pour son mari rapporté à son honneur de mâle. Alors Francis compensait en lui resservant dans le strict cadre de leur vie quotidienne toutes ses maigres réserves de charisme, s'autoproclamant ministre de la bourse, de l'alimentation, de la mobilité, des temps libres, des divertissements et de ses relations. Pressée au travail, bête de somme à la maison, poireautant dans les bouchons entre les deux, Peggy décompressait grâce aux arrêts maladies: sa seule bouée de sauvetage. Sa santé devenait d'ailleurs un roman photo sur facebook. Grâce à Michel Cymes, elle élargissait son vocabulaire. Sur son wall, elle n'écrivait plus comme chaque mois jusque-là "j'ai une crève carabinée" mais "ma bronchiolite dégénère en rhino-pharyngite"  tandis que le moindre de ses cors aux pieds devenait le topic star de ses rafales de MMS.

PEGGY
"J'ai le forfait illimité de 18h a 20h22, alors je rentabilise." 

FRANCIS
"Et sinon Dan, t’as pris quoi comme option Canal Satellite ?"

A l’heure de la crise de l’euro, des intégrismes à mono-neurone, du glissement des démocraties vers la gestion directe par les banquiers à moins de 30 minutes d’avion, la redondance de cette question cruciale en milieu provincial l’intriguait. Passé 20h en ces lieux, n’y avait-il donc autre activité culturelle que la lobotomie ?

DAN
"Ah mais je n’ai pas la télé."

Et le jingle hurlant de Power Rangers Samouraïs de venir déchirer la plage de stupeur provoqué par cette fracassante révélation.

FRANCIS
"Mais c’est vrai que toi tu n’as jamais rien voulu faire comme les autres. T’es un bobo. Déjà t’habites Paris, rien que ça, c’est pas normal."

"Putain, on y est allé une fois en location saisonnière. On a vu les prix de l’immobilier, on a halluciné, pourquoi tu ne t’éloignes pas ?" s'interrogeait Peggy télévisuellement convaincue qu’il n’y avait point d’humain digne de ce nom s’il n’était pas propriétaire et que toute existence se calibrait à l’aune du tarif au mètre carré.

FRANCIS
"Il faut que tu partes en province, on y vit deux fois mieux pour des salaires à peu près équivalent."

Pour accéder à l'extatique état du proprio, Francis et Peggy s’éloignèrent à 40 kilomètres de la ZAC de Sainte-Roche où chacun officiait à horaires variés, ce qui les avait d'ailleurs contraints à s'acheter une seconde Citropeine sur 5 ans.

Dan tentait d’expliquer en diplomate que "j'emmerde le marché" et qu’il était hors de question qu’il se plie à sa logique. On commence par habiter à 40 kilomètres de son boulot parce que "c’est le marché" et on finit par travailler dans des conditions déplorables avec une paye aléatoire parce que "le marché est fluctuant" avant de se résigner à crever d’un cancer des couilles à 50 ans parce que "le marché" du soin de la tumeur est "trop cher".

Dan se moquait de vivre à Paris, il n’aimait d’ailleurs pas spécialement cette ville, mais il était hors de question qu’on lui interdise d'y louer parce que "c'est le marché"La victoire des marchés, peu importe lesquels, s'avérait souvent plus idéologique que mathématique. "Le marché", c'était l'interface, facilement compréhensible par celui qui compte déjà toute la journée, qu'utilisaient les dominants pour soumettre les pauvres à leurs intérêts sans avoir à recourir à la force. La plupart s'en satisfaisaient, "le marché" et ses fluctuations leur donnant une grille de fonctionnement, un règlement intérieur. Ils n'étaient ainsi pas abandonnés et livrés à eux-mêmes, ce qui sonnerait comme la pire des calamités. Le marché, non comme réalité mais comme concept, était devenu la nouvelle religion. C'est ainsi qu'en situation de crise, les sacrifiés se cramponnaient à la défense de mécanismes n'ayant de cesse de les presser, et regardaient les hérétiques, grévistes et autres indignés, non seulement avec mépris mais avec peur. 

"Après 6 mois de recherche, on a trouvé l’appartement. Il a été construit dans les années 70 pour les ingénieurs de l’usine Citropeine" ajouta Francis. L'intelligence supposée des premiers locataires censée déteindre sur celle des nouveaux propriétaires, voilà un argument de l’agent immobilier qui les  avait convaincu.

FRANCIS

PEGGY
"Ça nous a coûté 147.000 euros sur 25 ans, mais on le revendra vite. Plus. Ou, au pire, au même prix. On a refait entièrement la salle de bain, on a mis des vasques, et on a même payé un portail automatique avec de la clôture autour à l’entrée du parking."

DAN
"Sûr que la vasque, ça valorise un max…. M’enfin 25 ans de crédit dans cette conjoncture où l'on ne voit plus rien à trois semaines."

Le couple regardait Dan dans l'attente d'une fin de phrase. 

DAN
"Enfin je veux dire, c’est quand même un peu la misère là au niveau économique, avec la rigueur et l'austérité qu'on va se prendre dans la gueule toussa, je sais pas trop si ça va continuer à monter."

A vrai dire, l’immobilier de la région, hormis les zones à riches d'où les pauvres s’étaient exclus d'eux-mêmes pour accéder à la propriété en trente-sixième périphérie, périclitait déjà depuis deux ans. Pile au moment où Peggy et Francis avaient acheté. 

PEGGY
"Oui mais on a une assurance obligatoire qui permet en cas de décès de l’un de nous deux de ne payer que 50% du crédit!"

Dan ne comprit pas très bien la construction mentale de cette sortie, répondant elle aussi du mystérieux théorème de Gulli-McDonald's. Le désamour conjugal était-il tel que Peggy souhaitât le veuvage ? D’un autre côté, une moitié de crédit à rembourser avec une moitié de revenus ne lui parut pas modifier radicalement l’équation.

FRANCIS
"J'ai bientôt trente-cinq ans, il était temps d'investir."

Une sirène d'alerte retentit. Les gamins avaient changé de chaîne. Sur l’écran, une pluie de confettis dorés se déversaient sur une grosse dame hystérique. L’indication 37.000 euros clignotait, la grosse dame avait répondu "prout" à la question "Quel mot rime avec doute ?".

FRANCIS
"N'empêche que quand je pense que celui du dessous il a acheté son appart à 110.000..."

PEGGY
"Quoi ? Alors nous on s'en fait entuber alors ?"

FRANCIS
"Mais non, on s'est pas fait entuber !"

PEGGY
"37.000 de différence ! C'est quoi alors ?"

FRANCIS
"On l'a payé un peu cher voilà tout..."

D'instinct, sentant que quelque chose lui échappait, Peggy repassa en mode canon à vomi.

PEGGY
"Ben t'as intérêt à le revendre au moins à ce prix, je te préviens !"

FRANCIS
"T'inquiètes pas puce. Entre les vasques et le portail automatique, c'est du tout vu."

Dan en conclut qu'il avait bien pourri la soirée et s’enquerra de savoir si l'on pouvait ouvrir une autre bouteille de vin histoire de finir le sauciflard.

Après ce long apéro férié, Dan parti sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller pas les gamins blottis sous la couverture au pied du plasma. Dan reclaqua ses quatre bises à Peggy en lui promettant de revenir l'année prochaine. Au moins, avec ces histoires de crédit immobilier, on savait où les trouver. 

Accompagnant le copain sur le parking, Francis le félicitait pour ce rutilant 4X4 qui le sciait. 

FRANCIS
"Putain mon con, tu te fais pas chier ! Dire que moi j'ai dû acheter ma bagnole d'occasion"

Dan n'eut pas le coeur de lui dire qu'il n'avait, en fait, pas plus de voiture que de quoi en payer le moindre plein et qu'il se déplaçait le plus souvent à vélo. Mais cela avait l'air si essentiel pour son ami de rager de ne pas avoir plus qu'il le laissa mariner dans son jus de rancœur, l’abandonnant à sa recherche de sécurisantes réponses simples pour soulager ses colères à côté de la plaque. Dan salua Francis "On se tient au courant sur Facebook. On se revoit l'année prochaine. Et si jamais tu passes par Paris fais-moi signe."

Dan grimpa dans le 4X4 et Francis ne perdit pas une miette du spectacle: l'imposant engin aux vitres teintées quittant le parking pour s'enfoncer dans la nuit. Seul dans le courant d'air, il frissonna en songeant à sa Citropeine à la clim cassée. Il n'avait plus assez de thunes pour la faire réparer. Le souffle s'intensifiait. Il commençait à éprouver de la jalousie pour son ami. Ce profiteur non salarié,qui roulait en 4X4 et vivait à la ville. Toujours les mêmes qui trinquent s'avouait-il en rageant sur sa condition. Ça n'avait que trop duré, il fallait rebalancer le curseur du pouvoir dans son sens, se faire entendre, crier qu'il existe, retrouver sa dignité. "Tu rigoleras moins aux élections, mon bobo" Rumina-t-il réchauffé par cette flamme intérieure et vengeresse qu'il ne prenait pas la peine d'analyser. 

Debout dans le silence du parking, la solitude devint vite intolérable. Le vide de la nuit lui fit peur. Il réalisa soudain que la brève incartade lui avait presque fait oublier la série du soir.

Il courut rejoindre Peggy et le F5.


Illustrations : Amy Sheckelton / Henri Cartier-Bresson / Charlie Hebdo / Leroy-Merlin / Renault

10 novembre 2011

Ne pas se laisser contaminer

par
Genre : Film catastrophe. Coproduction internationale lourdingue.

Le pitch : Tu es mort quand tu t'endettes, tu es mort si tu rembourses, alors rembourse. 

Si vous avez raté les cinq premières minutes : Les politiques européens ont décidé de se couper leurs marges de manoeuvre en s'auto-forçant à s'endetter auprès des banques privées. Quarante ans plus tard, celles-ci contrôlent totalement les politiques et veulent récupérer les intérêts du pognon prêté. Elles commencent donc à sacrifier quelques dirigeants. Les autres, pris de panique, comprennent plus que jamais la nécessité d'impliquer et de culpabiliser les peuples en preuve de bonne foi envers les banquiers, dans l'espoir de calmer la colère du dieu Marché. C'est ainsi que, de concert avec les banques et les agences de notation, se développe le feuilleton télévisé quotidien du "triple A" auprès d'une audience formatée aux séries et émission aux règles abjectes et inhumaines de real-TV, ne croyant en rien sauf à l'argent. D'un pays exsangue à l'autre, la peur se propage. Nous reprenons le cours du film alors que les premiers ministres grecs et italiens sont invités à dégager par le dieu Marché pour faire place nette à de nouveaux programmes d'austérité. En embuscade, derrière ses montagnes de liquidité, le président chinois se demande qui il va bien pouvoir racheter à prix cassé ?

Notre avisSuccès critique de l'année 2011 et pourtant beaucoup d'incohérences de script. On ne comprend pas pourquoi, si ce n'est par manque de courage et d'imagination, les personnages principaux persistent à réitérer leurs erreurs face à des situations que l'on voit pourtant venir des mois à l'avance. Ne pas se laisser impressionner par des effets téléphonés et un mauvais jeu d'acteur. Le doublage français par Christophe Barbier, Jean Quatremer et Jean-Marc Sylvestre n'arrange rien.

Avis de l'office catholique : Il faut souffrir pour être belle.

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