13 mars 2011

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Autour des insurrections arabes : rencontre avec Mansouria Mokhefi

En complément du billet de vendredi sur le retour précipité du cow-boy diplomatique, voici quelques notes prises lors de notre rencontre la semaine dernière avec Mansouria Mokhefi de l'Institut français des relations internationales[1]Nous avons échangé nos impressions de "blogueurs occidentaux" sur les mouvements tunisiens et égyptiens vus depuis twitter et facebook[2] et la responsable du programme Moyen-Orient / Maghreb à l’IFRI a répondu à nos questions.

1 / Les racines communes entre les récentes révoltes de Tunisie, d’Egypte et de Libye ?

En 2007, dans Le Rendez-vous des civilisations, Emmanuel Todd et Youssef Courbage envisageaient des  mutations arabes sur la base de trois critères : une démographie jeune dans plusieurs pays, couplée à un taux d’alphabétisation élevé et une baisse de l’endogamie. M.Mokhefi valide les deux premiers critères. Depuis un demi-siècle, les pays arabes indépendants ont dans leur majorité accordé beaucoup d'efforts à l'éducation des nouvelles générations, en les privant dans le même temps d'alternance politique. En plus de l’accès à l’information internationale, M.Mokhefi pointe le rôle essentiel de la chaîne Al-Jazeera  : « une chaîne pas paternaliste, non arrogante, qui s’adressait à eux et n’hésitait pas, de par son côté lointain (basée au Qatar), à critiquer des choses à l’intérieur des pays arabes. »

M.Mokhefi remet en perspective le prisme libéral réduisant l'insurrection tunisienne à un ras-le-bol des entraves quotidiennes, faites au commerce et à l’entreprise, qui se serait cristallisé sur le sacrifice de Mohamed Bouazizi. « On a peut-être pas fait une lecture exacte autour de ce jeune homme. Il n’était ni éduqué, ni diplômé. C’était un petit marchand qui subissait la tyrannie que tout le monde subit dans les régimes dictatoriaux : celle du petit chef. Il y a peut-être aussi des raisons personnelles. L’immolation par le feu, c’est interdit par l’islam. Peut-être que je me trompe, mais j’attache aussi  beaucoup d’importance au fait qu’il ait été giflé en public et par une fille policière. »   
Les femmes.  Elle insiste sur leur rôle déterminant en Tunisie et en Egypte, peu évoqué dans les médias occidentaux (qui se concentrés sur "la première révolution facebook") : « De tous les âges et toutes conditions, les femmes étaient en première ligne […]. Le travail souterrain au niveau de la société civile, a été très important pour maintenir un lien social, pour s’affirmer à travers des organisations de défense des droits de la femme, des associations de quartier, des écoles et des universités. En Egypte, il dépasse tout ce que l’on peut attendre ou espérer d’un pays arabe où l’on ne pense pas habituellement qu’une femme puisse jouer un rôle quelconque dans la société, encore moins une femme voilée. En Tunisie, ce rôle a été encore plus important à cause du code du statut personnel instauré en 1956 par Habib Bourguiba. […] "Je ne dresse pas un tableau évangélique. Je suis vigilante et même sceptique, je crains beaucoup de choses. Mais je crois qu’un point de non-retour a été atteint. Les femmes dans les pays arabes ne vont pas occuper demain des postes de ministres à parité, mais c’est le déblocage mental et psychologique qui nous importe ici. A partir de ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte, les rapports de la femme tunisienne et égyptienne avec son conjoint, son fils, son frère, son oncle et son père vont être complètement changés ».
Sur les revendications, M.Mokhefi nous avertit : « Il faut éviter de coller nos grilles d’analyses sur des pays que nous ne connaissons pas très bien. […] La dimension de la question sociale a été occultée dans l’information répercutée ici mais elle est centrale. Du travail, de meilleurs salaires, une égalité sociale ». Elle attire notre attention sur le fait que nous avons trop souvent omis ici les revendications de dignité largement portées à tous les âges, et toutes les conditions. « Dignité pour être reconnu dans un dialogue, ou une information nationale et dignité pour les femmes quand elles réclament l’égalité. […] Il faut aller dans les pays arabes pour savoir ce que représente l’Europe où on peut travailler, circuler, parler, où on ne sera pas giflée. ». 

Si notre style de vie, véhiculé par nos images, nos infos, par satellite ou internet, a influencé en amont les révoltes, comment sont alors perçus là-bas nos propos du moment, et spécialement la réduction  des mouvements d'émancipation des peuples au "spectre de l'islamisme" ou aux vagues migratoires ?

"Hormis le relais des blogs, ce qui m’a frappé en Egypte et en Tunisie, c’est le désintérêt de la population par rapport à ce que les gouvernementaux, institutions journalistiques et intellectuels occidentaux pourraient dire, avoir à dire, exprimer, analyser ou commenter. Nos débats ne concernent que nous. Là-bas, il y a eu de gros slogans « laissez-nous tranquilles, on n’a pas besoin de vous »." 

L’occident reste néanmoins une vitrine avec des critères et des valeurs, une vie démocratique même imparfaite, auxquels les populations aspirent : "La démocratie va mettre du temps à arriver. Donc ce ne sont pas des gens à qui l’on peut dire « vous avez votre démocratie, restez chez vous »". Les évènements ont précipité dans le chômage les tunisiens déjà les plus en difficulté.  "Ce sont ces gens-là qui partent. La révolution c’est très bien mais cela ne me donne pas à manger. Et comme tout est un peu désorganisé, ils se trouvent là une voie de sortie."


2 / Sur le risque islamiste et la Libye.

Le mouvement tunisien était spontané : "Il a surpris tout le monde, les islamistes en premier. En Tunisie, ils étaient complément éradiqués du paysage national depuis Bourguiba. Ils ont été pris de vitesse, ils n’ont pas pu manipuler, ils n’ont pu intégrer, ils n’ont même pas accompagné."  En Egypte, foyer des frères musulmans, la chute a été aussi rapide "mais il y a eu une vigilance populaire. Ils savaient que les frères musulmans étaient présents et la société civile (jeunes blogueurs, les femmes de tous âges…) ont dit clairement « vous ne parlerez pas : c’est notre mouvement »."

Boostés par les évènements tunisiens et égyptiens, les insurgés libyens ont pensé que ce serait plus facile« Ils ont été confortés par le lâchage international de Kadhafi. Ils ont aussi pensé que l’armée basculerait facilement. » M.Mokhefi est maintenant inquiète de la situation. D'un côté le discours démagogue de Kadhafi est encore entendu et avec ses moyens financiers, elle craint qu’il ne reprenne la main. De l'autre, le pourrissement est favorable à une infiltration voire une récupération par des éléments radicaux : "Il y a des éléments extérieurs (mercenaires) à la fois appelés par Kadhafi et peut-être même sollicités par l’opposition. [...] On est dans une configuration favorable à ce qui fait peur à l’occident.» 
A la question d'un soutien français à la Libye (l'entrevue a lieu le jour de l'annonce du Monarque et de Cameron "inspirée" par BHL), elle voit difficilement sous quel prétexte une armée occidentale interviendrait dans un conflit intérieur arabe et pose même la question de l'intervenant.  Obama ne peut pas se dédire de son discours d'ouverture et adopter une politique militaire qui serait perçue comme celle de Bush. Alors qui ? 

« L’Europe n’est pas unie, n’a pas les moyens.[3] L’ONU ? Non. Aucune décision ne pourra être prise au conseil de sécurité. La Chine et La Russie n’accepteront jamais. L’Afrique ? […]. Désespéré par l’attitude des arabes pour se mettre à son niveau pour un discours d’unité, Kadhafi a concentré toute sa diplomatie sur l’Afrique. Et il a fait beaucoup de choses pour l’Afrique […] c’est l’acteur arabe le plus important sur le continent africain. Les pays africains ne feront jamais une unité contre lui."

A l'évocation de la Libye, la communauté internationale semble tétanisée.  Chacun tablait sur un soulèvement vite expédié dans la foulée du "jamais deux sans trois". Chaque jour qui passe fait craindre le contraire.

Au même moment, l'Arabie Saoudite connait ses premières manifestations.  

* * *
[1] Merci @nobr_ pour cette rencontre.

[2]  A l'image de la classe politique, nous sommes beaucoup à avoir d'abord sous-évalué les mouvements là-bas et, en général, à avoir un regard lointain sur cette zone. Comme nous continuons d'ailleurs pour la plupart à regarder de loin, une situation tout aussi dramatique, et bien plus dingue, en Côte d’Ivoire.

[3] Pourtant, 80% du pétrole libyen est exporté vers l'Europe. il y aurait peut-être là un levier de pression ?

3 comments:

l'hérétique a dit…

Très intéressant : je ne savais pas du tout que l'immolation était partie d'une gifle, et d'une gifle d'une femme notamment.
Pour le reste de l'analyse, c'est aussi mon sentiment. Toutefois, difficile de savoir ce que pensent les Tunisiens, les Libyens et les Égyptiens des campagnes, or, ces pays ont une population encore largement rurale...

Ju a dit…

Bravo et merci pour la compillation de plein de liens interessants.
- Toutefois, sur les femmes.
Il y a déjà des femmes députées en Egypte, le aprti WAFD qui est assez minoritaire en met pas mal en avant, mais ils s'agit de femmes qui viennent d'un milieu assez aisé pour la plupart.
- En l'espace d'un mois, on a connu trois gouvernements et des manifs ont toujours lieu pou pester contre ces leaders qui ne sont que des ex du pouvoir et des ex de cabinets.
- Sans minorer le rôle d'Al Jazz, la chaine fait aussi du commerce en vendant ses images, ce ne sont pas des philantropes. Ce sont les plus réactifs sur le terrain mais en terme d'info, par exemple on lui a it de parler de 3 millions de personnes sur Tahrir et non du 1 million cinq qui était sous ses yeux. Attention, donc.
- Dernière donnée, toujours sur l'Egypte, 60% de la population a moins de 30 ans...
- Sur la dignité, c'est une question essentielle ici quand tout est pyramidal et quand les gens prennent un malin plaisir à écraser l'autre.

Ju a dit…

J'ai oublié le plus important. En fin de semaine, il y a le référendum sur les changements proposés pour la constitution. On va voir si les gens se déplacent pour voter.

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